A l'occasion de la 2e rencontre KAHWA#, co-organisée par Circostrada et l'association Racines en novembre 2018 à Tiznit dans le cadre de la 3e édition des États Généraux de la Culture, Claudine Dussollier dresse un panorama des arts du cirque et des arts de la rue au Maroc et met en avant les dynamiques et problématiques à l'œuvre au niveau local, régional et national.
Un paysage contrasté...
Le paysage des arts de la rue et du cirque au Maroc se compose d’équipes dynamiques, d’artistes talentueux et de structures qui accomplissent sur leur territoire un beau travail de création, de production, de diffusion, de formation et de recherche. Beaucoup de ces acteurs culturels nouent des partenariats avec de nombreux interlocuteurs en Europe, générant la fabrication d’expériences et de coopérations artistiques enrichissantes dans une belle réciprocité.
Toutefois, ces équipes ne bénéficient pas de la reconnaissance nécessaire, ni d’un réel soutien de la part des pouvoirs publics et des collectivités territoriales, ce qui génère une grande fragilité de fonctionnement des structures et d’importants obstacles à l’évolution professionnelle des artistes au Maroc.
...qui prend forme malgré tout
© Hassan Amimi Awaln'art 2015 Place Jemaa El Fna
De Marrakech à Oujda, en passant par Tanger, Salé et Casablanca, des équipes engagées dans l’art et auprès des populations font exister des projets, des festivals, des biennales, des espaces ouverts et des initiatives dans le domaine du cirque et de l’art en espace public.
Le talent de la compagnie Colokolo et celui du Groupe acrobatique de Tanger sont reconnus internationalement ; l’École de cirque de Salé a formé en vingt ans pléthore d’artistes circassiens, touchant plus de deux cent jeunes en recherche d’insertion ; le Théâtre Nomade, entre Salé et Casablanca, accueille de nombreux jeunes sous son chapiteau avec une variété d’apprentissages, tout en produisant et faisant tourner des spectacles qui mêlent arts de la rue, masques, marionnettes, acrobaties et commedia dell’ Arte.
A Marrakech, c’est Awaln’art qui, depuis une quinzaine d’années, a fait redécouvrir cette ville aux artistes marocains, européens et africains subsahariens, lui offrant un nouveau carrefour entre traditions populaires et arts contemporains en espace public.
Ces initiatives se sont inscrites dans la durée de sorte que, deux décennies plus tard, on peut en mesurer les effets. Ainsi, après avoir créé quatre spectacles de notoriété internationale, c’est à Tanger même que le collectif des acrobates souhaite s’ancrer en ouvrant un lieu de résidence et de création artistique.
A Marrakech, après dix éditions du Festival Awaln’art, le Collectif Éclat de Lune transforme l’expérience acquise à l’intérieur d’un nouveau laboratoire urbain et d’une ancienne friche : « la Cimenterie ».
A Salé, l’École de cirque de SHEMS’Y a lancé une Biennale internationale du cirque, Karacena, partie émergée de sa plateforme artistique citoyenne de Méditerranée. De plus, elle ouvre une nouvelle structure à Fès, faisant le pari qu’il y a une place pour les jeunes dans cette ville riche en manifestations artistiques de renom, pour faire le lien entre l’école de cirque, la population et les publics internationaux épris de musique sacrée.
Fabrique culturelle des anciens abattoirs de Casablanca © Claudine Dussollier
Le Théâtre Nomade, lui, s’apprête à reprendre la route, imaginant un nomadisme dans les zones rurales de la région de Salé, avec des spectacles sous chapiteau et dans la rue, tout en préservant son ancrage au cœur de Casablanca, tant qu’il lui sera possible de rester dans l’enceinte des anciens abattoirs.
Ces initiatives, et quelques autres comme le Festival Karane à Oujda, dessinent sur une carte du Maroc un premier maillage de structures dédiées aux arts du cirque et de la rue, implantées dans près de la moitié des 12 régions marocaines. C’est ce que l’association Racines, membre du réseau Circostrada a commencé à mettre en lumière en 2014, à l’occasion des premiers États Généraux de la Culture au Maroc.
Lier les pratiques traditionnelles et populaires à la création
Des conteurs aux acrobates, des musiques sacrées aux musiques Gnawa, des fêtes religieuses aux fêtes liées à la vie quotidienne urbaine ou rurale, le Maroc est riche de multiples traditions qui font souvent écho à celles de pays voisins à l’Est et dans le Sud saharien. Pays carrefour entre l’Afrique et l’Europe, il a accueilli de tout temps des marchands, des voyageurs, des artistes, qui apportaient avec eux des cultures et des savoir-faire. Aujourd’hui encore, le Maroc est traversé par les migrants subsahariens, comme ceux rencontrés le soir à Tiznit, en attente d’un départ pour une prochaine étape. Le pays est tout à la fois africain, berbère, arabe et européen, ses cultures locales et populaires sont des sources d’inspiration puissantes.
Les aventures artistiques contemporaines ne tournent pas le dos à ces richesses, bien au contraire. Dès le début en 2006, le projet de Khalid Tamer1 avec Alwaln’art a été d’établir des passerelles entre les saltimbanques de la place Jemaa el-Fna à Marrakech et les artistes des arts de la scène et de l’espace public. Sa programmation s’est orientée délibérément vers la confrontation de pratiques très diversifiées, en proposant des résidences et des rencontres à des artistes africains et européens, en organisant des workshops, en produisant des projets créés ensemble par de jeunes artistes marocains et étrangers de toutes disciplines, etc. Revitaliser la tradition par la création et ainsi, ouvrir de nouveaux regards et de nouveaux possibles. C’est également dans la connexion entre la tradition et la création que s’est joué le destin du Groupe acrobatique de Tanger, lorsqu’à l’initiative de Sanae El Kamouni2, un rapprochement s’est opéré entre les jeunes voltigeurs virtuoses, formés dans le cadre traditionnel, avec Aurélien Bory, artiste circassien français, invité à venir donner un atelier à Tanger avec l’appui de l’Institut français. Leurs créations, fruits de métissage artistique, ont fait le tour du monde. Dix années et plusieurs spectacles plus tard, le collectif d’artistes se recentre sur sa ville natale, réinvestissant la tradition et les réalités de la société pour y puiser une nouvelle inspiration et un vocabulaire qui porte cette nouvelle synthèse artistique.
Nombreux sont les exemples de ces frictions fécondes entre les arts traditionnels et les arts de la scène au Maroc, qui traversent les dynamiques des arts du cirque et des arts de la rue actuellement.
Groupe acrobatique de Tanger, reportage de Deborah May, 2012
- 1. Khalid Tamer, opérateur culturel marocain, cofondateur du collectif Éclat de Lune et de Alwaln’art, initiateur du mouvement des capitales culturelles africaines, dont la première aura lieu en 2020 à Marrakech.
- 2. Sanae El Kamouni, initiatrice du projet du collectif du Groupe acrobatique de Tanger, elle en est la déléguée générale.
Créer de l’espace public et créer en espace public
© Théâtre Nomade
« Il n’y a pas de problème de public au Maroc, au moindre accident, il y a une foule pour regarder la scène ». Cette remarque de Aadel Essaadani3 permet de replacer la portée démocratique de l’art au centre du débat. De fait, l’enjeu pour les acteurs culturels qui veulent jouer dans l’espace public est bien d’aller au-devant de la population avec des propositions qualitatives, alliant le festif avec l’ouverture sur des imaginaires. Ce désir « d’éducation populaire » est défendu par les équipes rencontrées dans le cadre de KAHWA. Cette dimension éducative est pour beaucoup d’entre elles déterminante. Compatible avec une exigence artistique, elle se comprend dans un pays où la grande majorité de la population est éloignée des pratiques culturelles autres que les fêtes traditionnelles, la télévision et les réseaux sociaux. L’éducation nationale est insuffisante et les politiques publiques peinent à répondre aux attentes et aux besoins de la jeunesse. Dans ce contexte, jouer dans l’espace public, inclure la population dans les initiatives, former les jeunes aux métiers artistiques, revient à répondre à cet immense besoin d’éducation populaire. Même réalisée dans des difficultés de moyens, l’action de ces porteurs de projet contribue à fabriquer un nouvel espace public au sein du quartier, de la ville ou du village.
Malgré la vitalité des cultures urbaines, créer et jouer dans l’espace public implique de se soumettre à une réglementation ainsi qu’à des interdictions qui relèvent du domaine des manifestations politiques. Ce classement limite sérieusement les possibilités et les artistes jouant dans les rues de Casablanca ou d’ailleurs, peuvent être arrêtés à tout moment et leurs instruments confisqués. Un travail de lobbying a été engagé pour modifier la loi qui régit la liberté d’expression en espace public, en distinguant ce qui relève des interventions artistiques du reste. Cela éviterait les difficultés rencontrées dans de nombreux cas, livrées à l’appréciation portée par les autorités sur la performance qui se déroule. Les participants à la rencontre KAHWA rappellent, à ce sujet, que les artistes qui vont au-devant du public avec des propositions inédites inquiètent plus les autorités que les échassiers ou les cracheurs de feu ! Animation versus création.
- 3. Aadel Essaadani, cofondateur de Racines et coordinateur général jusqu’à la dissolution en avril 2019.
Économie et aspirations professionnelles

Caravane de Marrakech Fodeba
Lors de la rencontre KAHWA, les trois ateliers se sont axés sur le partage et la comparaison des expériences professionnelles. La préoccupation dominante est celle de l’absence de moyens pour développer dans de bonnes conditions des projets artistiques. Lorsqu’une compagnie crée un nouveau spectacle, il ne sera diffusé que dans un nombre très limité de festivals, faute de scènes organisées à même d’acheter un spectacle. La diffusion s’appuie encore beaucoup trop sur les instituts culturels européens, l’Institut français en particulier. Faire cinq ou six dates au Maroc, puis se vendre à l’international comme unique possibilité de vivre de son art et d’évoluer artistiquement est le lot de tous les artistes et compagnies circassiennes marocaines. Le ministère de la Culture met parfois en place des appels à projets. Mais sans continuité, ces mesures éphémères ne permettent pas aux structures de mettre en place des programmes durables d’accueil en résidence et de coproduction de projets.
De ce fait, les acteurs culturels marocains sont très dépendants des instituts étrangers, fondations privées et financeurs européens, pour développer leur projet. Cette situation n’est pas sans conséquence, elle occasionne parfois des déceptions, et ne peut pas satisfaire les besoins émergents. Les attentes d’une vraie politique publique culturelle au niveau national et à l’échelle régionale sont patentes au Maroc. Même si la plupart des artistes reconnus, circassiens, danseurs et acteurs de l’espace public, sont obligés de travailler en dehors du Maroc pour gagner leur vie, certains aspirent à s’investir dans leur pays. Mais ils envisagent ce projet dans un futur plus ou moins lointain, par la force des choses.
Les idées et les besoins sont là, certains se concrétisent, d’autres se cherchent : formation artistique et professionnelle, mutualisation des moyens avec la création d’une agence de production et diffusion, la poursuite des échanges internationaux. A cet égard, l’opération française Africa 2020 soulève un intérêt certain, mais aussi beaucoup de questions. Les événements culturels exceptionnels, comme « Marrakech, première capitale culturelle africaine en 2020 », présentent un réel espoir de visibilité et de reconnaissance artistique pour les arts du cirque et les projets dans l’espace public. De plus, un premier outil d’organisation professionnelle a été fondé avec la Fédération des arts de la rue, pour faire reconnaître les opérateurs et les artistes et obtenir des mesures favorables.
Coopération, les enjeux du « copier-créer »
Les participants à la journée KAHWA, qu’ils soient Marocains, Européens, du Moyen Orient ou d’Afrique, s’accordent pour dire que la coopération internationale apporte de la confiance et de la reconnaissance aux artistes. Elle conforte leurs parcours dès lors qu’ils sont repérés. Toutefois, dépendre strictement de financements extérieurs, subir plutôt que maîtriser leur influence sur les esthétiques, n’est pas sans risque.

Rester autonome dans une coopération appelle une réciprocité, une connaissance de l’autre, une réflexion partagée sur le développement des territoires des partenaires qu’ils soient européens ou marocains. L’idée des jumelages entre structures de pays différents est une piste de coopération pour de nouvelles approches de l’action internationale. Plusieurs coproductions et coopérations engagées avec des partenaires du réseau Circostrada sont citées en exemple. Il semble possible et souhaitable d’aller plus loin dans l’invention de nouveaux modèles de partenariat international, qui bénéficieraient aux artistes, aux compagnies, aux structures et aux territoires respectifs des partenaires. S’inspirer des systèmes de production européens, mais créer les dispositifs qui conviennent au contexte marocain.
Au fond, la philosophie de la coopération invite à sortir de sa zone de confort, à comprendre les attentes et les contraintes de part et d’autre, et à prendre le temps de la rencontre avant de bâtir les projets ensemble.
Le Maroc, un pays où la culture est la solution
© Universe Pic
Cette rencontre KAHWA faisait aussi partie du 3e volet des États Généraux de la Culture, orchestrés par Racines depuis 2014, dont le sujet portait sur « Les politiques culturelles en Régions ». Ces journées étaient organisées à dessein dans le cadre du Festival Amur’Art à Tiznit.
La culture est la solution, de Sofiane Idelcadi, Association Racines, 2019
L’organisation d’une rencontre KAHWA#2 en partenariat avec Racines était donc opportune pour mettre à jour le panorama des arts de la rue et du cirque au Maroc, à la veille des 3e États Généraux de la Culture portant sur la régionalisation des politiques culturelles au Maroc.
La préparation du KAHWA#2 a été l’occasion de mobiliser les acteurs du secteur en amont et de préparer un premier dossier documentaire. La rencontre en elle-même a mis en avant plusieurs sujets très prégnants dans les réalités et les préoccupations des artistes et des professionnels marocains.
Les États Généraux se sont focalisées sur la mise en œuvre de la nouvelle loi marocaine de régionalisation et le rôle des collectivités territoriales dans la mise en place de politiques culturelles territoriales. Ces nouvelles dispositions dynamisent les possibilités de reconnaissance des atouts et potentialités dans les territoires, en termes d’action artistique. Diffuser les spectacles dans les villes et villages, accueillir des équipes artistiques de façon pérenne, intégrer la culture au développement régional, tel est l’enjeu à venir.
Les problématiques des arts en espace public, les enjeux d’une prise en compte des compagnies de cirque et de cultures urbaines par les collectivités locales et régionales, ont naturellement trouvé leur place dans ces deux journées de débat. Toutefois, les perspectives concrètes sont encore ténues, dans un pays où la culture est aussi la solution.

Exploration des arts du cirque et des arts de la rue au Maroc
par Claudine Dussollier
Circostrada, 2019

FADAE
Manifeste sur l'espace public au Maroc
2011 - 2016
Association Racines
