Rétrospectivement on peut considérer le Palais des Merveilles (1968), de Jules Cordière, comme le premier spectacle de cirque « de création », sans animaux. Il sera bientôt suivi par le cirque Bonjour, où « l’on écrase des bulles de savon au marteau », qui se produit en 1971 au Festival d’Avignon. Qu’est-donc que cet « autre cirque », comme on l’a aussi nommé à ses débuts ? Ce n’est au départ qu’une poignée de jeunes artistes attirés par le cirque, mais qui ne sont pas issus, sauf exception, d’une famille de cirque. L’acrobatie, le jonglage, le trapèze, ils les ont appris à la faveur de stages ou de rencontres avec des circassiens qu’on ne dira pas « traditionnels » avant 1985, voire « dans un livre » comme l’a confié Bernard Kudlak, fondateur du Cirque Plume – les toutes premières écoles de cirque n’ouvriront que fin 1974. Fort respectueux du cirque d’alors, ils ne songent alors nullement à le pourfendre, ni même à le rénover, mais à en utiliser les techniques ou les codes, comme au demeurant à convoquer la musique ou le théâtre au service de leur projet, éminemment politique, « engagé » comme on dit alors, d’un spectacle populaire, total, pour l’espace public. Ils ne se connaissent pas entre eux mais forment une mouvance idéologico-artistique dont font aussi partie les premières compagnies de « théâtre de rue ». Ce n’est qu’après coup, en 1978 d’abord - avec Aix, ville ouverte aux saltimbanques, évènement regroupant les « pionniers » de cette mouvance, puis dans les années 1980, avec les compagnies formées par les étudiants des premières écoles de cirque -, que s’imposera la conscience commune de représenter un genre nouveau, puis l’affirmation d’une différence foncière avec le cirque « traditionnel » et bientôt une rivalité idéologique assumée, mais non pas commerciale, avec ce dernier. Les compagnies de cette période (Archaos, Les Oiseaux fous, La Compagnie foraine, le Cirque Plume, le Puits aux images, qui deviendra Cirque Baroque) sont fidèles à la piste et au chapiteau, et ne présentent pas de numéros animaliers : on leur trouvera vite d’autres traits communs, comme leur goût manifeste pour la narration théâtrale, ou du moins pour une dramaturgie rompant avec le « numéro », au profit de « tableaux » liés entre eux par un « fil conducteur » , et avec « la prouesse pour la prouesse ». Longtemps, on définira le nouveau cirque par ses différences avec le cirque traditionnel, faute de pouvoir aisément trouver un sens global à la multiplicité de ses expressions singulières. Ce sens tient pourtant en un mot : création. Concrètement, cela signifie deux choses : que les spectacles d’une même compagnie se ressemblent moins qu’ils ne différent entre eux et que le style d’une compagnie diffère, lui, visiblement de celui d’une autre. Si la diversité est autant consubstantielle au nouveau cirque, c’est parce qu’elle découle, fondamentalement, de la valeur cardinale de l’art en Occident : l’originalité, avec tout son aréopage notionnel (auteur, œuvre, signature…). En son nom, les pionniers du nouveau cirque, dont l’économie est au début intégralement privée, revendiqueront bientôt la reconnaissance de leur « normalité » artistique, obtenue depuis longtemps par le théâtre ou la danse, et l’accès à des subventions publiques. Ils en recevront de l’État français en 1982 : dès lors, les évolutions de l’art du cirque seront inséparables des politiques culturelles (voir plus loin le chapitre 5).
Le Palais des merveilles (INA)