Dans la représentation occidentale commune, le cirque est d’abord un genre de spectacle. D’aucuns le considèrent comme une forme accomplie, voire immuable et militent même pour son inscription, par l’Unesco, sur la liste du Patrimoine immatériel de l’humanité. Pour d’autres, sa nature artistique foncière le rend au contraire à jamais instable et inachevé. Du moins les uns comme les autres s’entendent-ils sur cette notion de « genre ». Or l’intensification mondiale des échanges, notamment via Internet, et la déconstruction des catégories engagée par le cirque contemporain, obligent à se départir de cette vision eurocentrée et à élargir la perspective, dans le temps et dans l’espace.
Dans le temps, d’abord : 1768 est la date généralement retenue par les historiens pour marquer la naissance du genre, qu’ils nomment cirque moderne pour le distinguer des jeux du cirque de l’antiquité romaine, même si l’historienne Caroline Hodak préfère l’appeler théâtre équestre, et réserver le mot cirque à son développement ultérieur, à partir de 1850. Il est vrai que ce que le lieutenant Philip Astley invente à Londres en 1768 est d’abord un spectacle d’équitation, agrémenté de facéties acrobatiques et clownesques, qui prétend raconter, sans paroles, une histoire ; la dramaturgie du cirque, comme succession de numéros divers, époustouflants, sans lien narratif entre eux, ne sera fixée qu’à la fin du XIXe siècle. Mais avant le cirque, il y avait déjà des « arts du cirque » : l’acrobatie a 6000 ans, la jonglerie 4000 ans, la danse de corde au moins 3000 ans et l’origine du dressage de chevaux se perd aussi dans la nuit des temps. Sans parler de l’art du clown, lui aussi sans doute immémorial, même si le personnage du théâtre élisabéthain ainsi nommé ne date que du XVIe siècle. Leur antériorité amène donc à considérer le genre cirque moderne comme un épisode particulier de leur longue histoire, quand bien même il faut pour les désigner génériquement faire référence à la notion de cirque qui leur est postérieure - d’où les guillemets.
Dans l’espace, une même relativisation est nécessaire. Le cirque se présente aujourd’hui, à l’échelle de la planète, sous six grandes formes paradigmatiques. Énumérons-les d’abord avant de les décrire sommairement :
1. Le genre cirque moderne, donc, mais qu’on appelle aujourd’hui plus volontiers - quelle ironie de l’histoire ! - cirque classique ! Ou plus souvent encore : cirque traditionnel ;
2. Le cabaret, qui partage avec le genre précédent un très grand nombre de traits, comme la succession de numéros virtuoses, mais s’en distingue par une dramaturgie spécifique ;
3. Le cirque contemporain, qui ressemble aussi aux deux précédents, au moins en tant que genre de spectacle, mais qui ne dérive pas que d’eux et en conteste ou en relativise tous les codes ;
4. Le cirque social, qui n’est pas un genre de spectacle, mais une démarche socio-éducative, même si elle se traduit aussi parfois en spectacles ;
5. Le théâtre acrobatique chinois, un genre très étranger aux quatre précédents, mais qui fait appel, comme eux, à des « arts du cirque », ou plus exactement à des notions, elles probablement universelles, de compétence rarissime et virtuose, de risque spectaculaire, voire de spectacle total ;
6. Un archipel hétéroclite de pratiques ethniques étrangères les unes aux autres (la contorsion mongole, les voladores mexicains, etc.). A vrai dire ce sixième ensemble n’est pas un paradigme, en raison même de son hétérogénéité, et encore moins un genre, et la notion de spectacle ne l’unifie même pas. Il a pourtant droit de cité, à l’heure de la mondialisation, dans une vision renouvelée des « arts du cirque », par exemple fondée sur l’extrémisme, pacifique, de l’expression corporelle.
Certaines pratiques comme le funambule à grande hauteur, sur câble d’acier ou désormais sur slackline (sangle de tissu élastique), la jonglerie au feu rouge, extrêmement répandue, ou les « conventions de jonglage » et autres grands rassemblements d’amateurs, entrent mal dans cette typologie, sauf à les considérer, elles aussi, comme ethniques. Peut-être l’invention récente, à la faveur du cirque contemporain, du screencircus et de la magie nouvelle, qu’on évoquera plus loin, voire le fakirisme, sont-ils susceptibles d’enrichir encore la palette des paradigmes : on retiendra surtout que le cirque adopte dans le monde aujourd’hui mille visages, certains figés, d’autres mobiles, et qu’on voit mal ce qui pourrait enrayer un tel processus. Disons quelques mots sur les principaux paradigmes en vigueur.