Lauréat de six prestigieux Masque d’or (la plus haute distinction théâtrale de Russie), Youri Boutoussov était, jusqu’à l’année dernière, l’un des metteurs en scène les plus emblématiques de la scène artistique russe. Célébré pour ses adaptations ultra-modernes des textes de Gogol, Brecht, Shakespeare ou encore Ibsen, il a dirigé le théâtre Lensoviet de Saint-Pétersbourg, dont il fit un haut-lieu du théâtre post-dramatique, avant que ses spectacles et engagements antimilitaristes viennent se heurter à la censure du régime. Désormais, Youri Boutoussov vit en France, où il s’est exilé au lendemain de l’invasion de l’Ukraine, rejoignant ainsi les artistes ouvertement opposés à la guerre menée par Vladimir Poutine. Pour ARTCENA, il revient sur son parcours et dévoile les raisons qui l’ont poussées à quitter son pays.
Sous votre impulsion, le théâtre Lensoviet de Saint-Pétersbourg est devenu l’un des théâtres les plus en vue de Russie. Pouvez-vous expliquer le travail que vous avez effectué là-bas ?
J’ai été nommé metteur en scène associé au Théâtre Lensoviet en 2011. À l’époque, c’était un théâtre de boulevard. Ce genre de théâtre ne m’intéresse pas. J’ai entamé une profonde réforme de la ligne artistique, en imposant des textes classiques au répertoire. Pour moi, le vrai théâtre est un théâtre de contenu, où le spectateur doit travailler. Il a toujours à voir avec une forme de provocation, il doit aller creuser les endroits où ça fait mal, il doit déranger. Quand je suis arrivé à Lensoviet, j’ai tout de suite voulu en faire un lieu où viennent les jeunes et où se posent des questions d’actualité, en rapport avec le monde, de manière directe, sans détours. Je voulais réveiller les gens avec mes spectacles. Mon travail a mis du temps à être apprécié par le public, car le théâtre post-dramatique n’était pas très répandu en Russie à l’époque.
Après cela, vous avez été nommé directeur en 2017, mais vous avez très vite démissionné, ce qui a fait pas mal de bruit en Russie. Pourquoi êtes-vous parti ?
J’ai eu des soucis avec la direction administrative du théâtre. En Russie, le dialogue entre les artistes et le pouvoir est assez difficile. Quand je suis devenu directeur, je devais sans cesse me battre pour imposer ma ligne artistique. Mon théâtre dérangeait. En 2017, même s’il n’y avait pas encore de censure directe, la liberté d’expression commençait déjà à être étouffée. Beaucoup d’artistes le sentaient. J’ai écrit une lettre ouverte dans laquelle j’expliquais que je n’en pouvais plus de me battre. J’ai été soutenu par beaucoup d’artistes de Saint-Pétersbourg comme Lev Dodine, Andrey Moguchy et Valeri Fokine, mais ça n’a pas suffi. Ce genre de chose arrive tout le temps en Russie. Dmitrij Krymov est aussi parti de son théâtre, pour les mêmes raisons.
Avez-vous subi de la censure ?
Plus tard, après 2017, oui. Le ministère de la Culture russe a demandé que je retire une chanson ukrainienne que j’utilisais dans l’un de mes spectacles. On m’a aussi demandé de retirer un passage de Peer Gynt, qui était un monologue contre la guerre. Et après, ma mise en scène de L’homme poisson de Assia Voloshina a été retirée du programme du Théâtre d’art de Moscou Anton Tchekhov, parce qu’elle contenait des passages contre le régime de Poutine. Assia Voloshina a d’ailleurs quitté la Russie elle aussi. Beaucoup d’artistes ont quitté le pays, cette situation nous humilie tous.

Est-ce à cause de cette censure que vous avez quitté la Russie pour venir vous réfugier en France ?
Je suis parti en premier lieu parce que Poutine a envahi l’Ukraine. Je hais la guerre. Je ne pouvais pas vivre en pleine conscience dans un pays totalitaire. Personne ne m’a fait partir, j’ai pris la décision seul. Même si ma situation est difficile ici, car je n’ai pas de travail, je ne peux pas imaginer retourner en Russie tant que Poutine est au pouvoir et qu’il continue à faire la guerre. Peut-être que je n’y retournerai jamais.
En Russie, vous êtes connu pour vos adaptations ultra-modernes de pièces classiques. Comment travaillez-vous avec les textes ?
Mon travail avec le texte est très libre. Je commence toujours par l’imprimer, je prends une paire de ciseaux et je le découpe en différents épisodes. J’essaye d’en extraire des sens nouveaux qui viendront résonner avec l’actualité. J’instaure une relation conflictuelle avec la pièce, même si je ne cherche pas à supprimer l’auteur. Je pourrais comparer mon processus de travail avec le motif de l’eau vive et de l’eau morte que l’on retrouve dans le folklore russe. Dans les contes, on utilise d’abord l’eau morte pour faire guérir les blessures et – dans mon cas – pour purifier la pièce (et surtout mon esprit) de certains clichés et de vielles idées, puis l’aspersion de l’eau vive permet de faire naître quelque chose de nouveau.
Les textes classiques sont inépuisables, on peut toujours y trouver quelque chose qui va résonner avec notre époque. Lorsque j’ai mis en scène Les Brigands de Schiller, j’ai choisi de prendre des comédiennes pour jouer les cinq rôles principaux, plutôt que des comédiens. Le fait d’entendre et de voir des femmes parler de cruauté est beaucoup plus fort, à mon sens, que lorsque ce sont des hommes qui le font. Cela donne au texte de Schiller un sens plus moderne.
Mon travail consiste toujours à créer des rapports parallèles. C’est comme le tissage d’un tapis, qui entremêle une multitude de fils pour révéler un dessin. Mes spectacles sont tissés avec de la musique, des corps, de la peinture, de la poésie.
Vous utilisez beaucoup de musique dans vos pièces.
Oui, la musique est essentielle. Le plus souvent, je sais déjà quelle musique je vais utiliser avant même d’avoir le titre de mon spectacle. Cela me permet d’avoir, en amont du travail avec les comédiens, une idée de l’ambiance que je veux insuffler au spectacle. Si je travaille un texte de Brecht, j’utilise la musique de Kurt Weill, bien sûr, mais pour d’autres spectacles, j’utilise des musiques de tous les horizons. Par exemple, le fait que le héros de Ibsen Peer Gynt voyage beaucoup à travers le monde et en Europe, m’a permis d’utiliser de la musique très variée. La musique élargit la géographie du trajet du spectateur, elle crée l’univers de ses voyages. C’est ainsi qu’il y a dans le spectacle autant des chansons de Jacques Brel que la musique des Eskimos.

Comment travaillez-vous avec les comédiens ?
Mon processus de création dépend beaucoup des comédiens avec qui je travaille. Je pourrais toutefois le caractériser ainsi : chaque pièce est un voyage pour lequel nous embarquons tous ensemble avec les comédiens. Moi, metteur en scène, j’ai une idée plus ou moins précise de l’endroit où nous devons arriver. Mais ce qui compte, c’est la traversée que nous allons effectuer. Pour moi, ce voyage n’est même pas du travail, c’est une partie intégrante de la vie. Au cours d’un projet, il peut y avoir des naissances, une mort, certains comédiens qui vont sauter de la barque parce qu’ils ne se retrouvent pas dans ce que nous faisons. Ce n’est pas grave, c’est ce cheminement-là qui compte, même plus que le résultat final.
Je suis très inspiré par la pensée de Meyerhold, qui dit qu’un spectacle est la combinaison de la composition et des acteurs. Il faut avoir cet esprit de composition, comme lorsque l’on tisse le tapis dont je vous parlais tout à l’heure.
Vous êtes aussi enseignant à l’Institut d’État de théâtre de Moscou (RATI- GITIS). Quelle méthode enseignez-vous à vos étudiants ?
Je ne cherche pas à donner une méthode précise à mes étudiants. Ils doivent trouver leur propre langage. Mon but est de leur donner des instruments de travail, leur faire prendre conscience de la notion de l’action, de l’évènement, des circonstances données. Je fonctionne beaucoup par exercices, je ne transmets pas mes connaissances sous une forme de cours théoriques. Car on ne devient pas comédien ou metteur en scène en lisant des livres. On le devient à travers le corps et l’expérience.
Avant de monter une pièce, il me semble primordial de se poser la question de ce que l’on veut dire. De quoi devons-nous parler au théâtre aujourd’hui ? Il est urgent de se poser la question de l’éthique. Je veux aussi faire prendre conscience à mes étudiants que le théâtre, c’est l’endroit de la liberté, du bonheur.
Allez-vous au théâtre en France ?
Oui. J’ai eu la chance de voir le dernier spectacle de Peter Brook, avant sa mort.
J’aime aussi beaucoup le travail d’Ariane Mnouchkine. Les principes de son théâtre me paraissent sans conditions, vrais, semblables au théâtre ensemble comme l’a pensé Stanislavski. La notion de théâtre ensemble est une notion fondamentale pour moi. Ce théâtre est un idéal qui n’existe plus beaucoup en Russie.
J’ai aussi rencontré Slava Polounine au Moulin Jaune. J’avais vu ses spectacles quand il était encore à Saint-Pétersbourg. J’ai été ébloui par le lieu qu’il a créé ici. Pour moi, son univers représente le bonheur absolu, c’est un endroit vraiment unique.
Teaser du spectacle Peer Gynt - Théâtre Vakhtangov